Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison et Justice

Les arrêts pilotes dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

Novembre 2019

I. La technique

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 [1] a mis en place un système de protection original formé notamment par un droit de recours individuel qui permet à tout individu, groupe d’individus, ou organisation non gouvernementale, « qui se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles » par l’un des Etats membres du Conseil de l’Europe [2] , de saisir la Cour Européenne des droits de l’homme (art. 34 CEDH). La requête est normalement examinée par une chambre de sept juges, qui rend une décision sur la recevabilité et si la requête est recevable (ce qui ne concerne qu’environ 5% du total des recours), l’affaire est ensuite examinée au fond en tentant d’abord, après une procédure contradictoire, de parvenir à un règlement amiable entre la victime et l’Etat mis en cause. A défaut, une chambre de sept juges (ou la Grande chambre de dix-sept juges si l’affaire pose « une question grave de caractère général », art. 43 CEDH) rend un arrêt motivé. Cet arrêt se borne normalement à déclarer l’existence ou non d’une violation de la Convention ou d’un protocole, mais la Cour peut également accorder à la victime une « satisfaction équitable » (art. 41 CEDH) de nature pécuniaire.

Les Etats sont normalement tenus de se conformer aux arrêts rendus par la Cour (art. 46 CEDH), mais ce n’est pas celle-ci qui est chargée de la mise en œuvre de ses propres arrêts. C’est en effet le Comité des ministres (organe décisionnel du Conseil de l’Europe, composé des ministres des affaires étrangères des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe) qui est chargé de la surveillance des arrêts de la Cour. Il s’agit ici d’un mécanisme d’intensité assez faible, puisque le Comité des ministres se contente d’adopter des « résolutions intérimaires », afin de faire le point sur l’état d’avancement de l’exécution d’un arrêt ou, le cas échéant, d’exprimer sa préoccupation et/ou de formuler des suggestions en ce qui concerne l’exécution d’un arrêt.

Face à cette faiblesse du système de protection européen, la Cour cherche depuis plusieurs années à peser elle-même sur l’exécution des arrêts, avec l’indication aux Etats de « mesures de redressement » à suivre (tels que la modification d’une législation, l’ouverture d’une voie de recours adéquate, ou encore le versement d’une indemnité…) pour éviter de futures condamnations, ce qui permet ainsi de dépasser le strict constat de violation du droit protégé.
Mais surtout, en cas d’affaires « répétitives » (c’est-à-dire un grand nombre de requêtes identiques, dues à un dysfonctionnement structurel ou systémique dans un Etat), la CourEDH peut inviter l’Etat concerné, dans un « arrêt pilote » (Broniowski c/ Pologne (GC), 22 juin 2004 ; et art. 61 du règlement de procédure de la CourEDH), à prendre les mesures de redressement adéquates, dans une période imposée ou dans un « délai raisonnable ». Elle va alors ajourner l’examen des autres affaires relevant de ce même contentieux en attendant la prise des mesures par l’Etat. Dans un second arrêt, la CourEDH va vérifier l’action de l’Etat : si celui-ci a agi conformément avec les exigences de l’ « arrêt pilote », les affaires pendantes sont classées ; à l’inverse, l’Etat sera condamné pour l’ensemble de ces requêtes. L’intérêt de cette technique est d’aider les Etats à résoudre des problèmes structurels générateurs de très nombreux contentieux devant la CourEDH, mais également de diminuer le nombre d’affaires analogues qui doivent être tranchées par cette juridiction….

II. Les applications

Depuis 2004, la Cour de Strasbourg a eu l’occasion d’appliquer la technique de l’ « arrêt pilote » à de nombreuses thématiques (atteintes au droit de propriété, mécanismes de contrôle des loyers, durées excessives de procédures devant des tribunaux ou absence de recours, inexécution chronique de décisions judiciaires, pollution de l’air…), dont le domaine pénitentiaire et celui des droits des personnes incarcérées.

Dans son arrêt Torregiani et a. c/ Italie du 8 janvier 2013, la Cour EDH a été saisie par environ 3500 détenus ayant été incarcérés collectivement plusieurs mois dans de petites cellules ne permettant pas des conditions de détention dignes. Elle invite alors le gouvernement italien à modifier sa législation dans le délai d’un an, afin de réduire le nombre de personnes incarcérées (notamment en appliquant davantage des mesures punitives non privatives de liberté et en limitant le recours à la détention préventive), et à mettre en place des recours garantissant réellement une réparation effective des situations résultant du surpeuplement carcéral. La décision Stella c/ Italie du 25 septembre 2014 permet à la Cour de constater que l’Etat italien a mis en œuvre à partir de novembre 2013 un plan d’action comportant une série de mesures de fond tendant à résoudre le problème structurel du surpeuplement carcéral, et qu’il existe désormais en droit italien une voie de recours accessible à toute personne se plaignant d’avoir été incarcérée en Italie dans des conditions matérielles contraires à la Convention EDH. En conséquence, les affaires pendantes concernant cette question sont toutes classées par la Cour.
Dans l’arrêt Varga et a. c/ Hongrie du mars 2015, la Cour est saisie de plusieurs affaires (environ 450) portant toutes sur des problèmes récurrents de manque d’espace personnel, d’accès limité aux douches et aux activités de plein air et d’absence d’intimité lors de l’utilisation des équipements sanitaires. Jugeant que ces situations relèvent toutes de dysfonctionnements structurels existant dans les établissements hongrois, elle demande à cet Etat dans un « délai raisonnable ») la mise en œuvre de solutions comparables à celles formulées à l’égard de l’Italie dans l’arrêt Torregiani. Dans une décision Domján c/ Hongrie du 14 novembre 2017, la Cour constate qu’une loi, entrée en vigueur en Hongrie le 1er janvier 2017, a établi un ensemble de recours qui garantissent un véritable redressement pour les violations de la Convention découlant de la surpopulation carcérale et d’autres conditions de détention inappropriées en Hongrie. Les autres affaires pendantes sont donc classées.
La même démarche a été utilisée par la Cour de Strasbourg à l’égard de la Bulgarie dans son arrêt Neshkov et a. c/ Bulgarie du 27 janvier 2015, en demandant à cet Etat la mise en place, dans les 18 mois, d’un ensemble de recours effectifs, ayant des effets aussi bien préventifs que compensatoires, en cas de mauvaises conditions de détention. Constatant un ensemble de réformes législatives et réglementaires intervenues en 2016 et 2017 (qui imposent un standard de cellules d’au moins 4m2 par détenu, qui accroissent les mesures alternatives à la détention et prévoient de nombreuses mesures de rénovation des établissements pénitentiaires), la Cour déclare les autres affaires pendantes irrecevables dans une décision Atanasov et Apostolov c/ Bulgarie du 27 juin 2017.
L’arrêt Rezmiveș et a. c/ Roumanie du 25 avril 2017 concerne également des mauvaises conditions de détention générées par des situations de surpeuplement carcéral chronique (insuffisance des installations sanitaires et manque d’hygiène, mauvaise qualité de la nourriture, vétusté du matériel, absence d’activités culturelles, présence de rats et d’insectes dans les cellules). La Cour demande en l’espèce à l’Etat concerné de mettre en place des mesures visant à diminuer le surpeuplement et à améliorer les conditions matérielles de détention, d’instaurer des voies de recours adéquates (un recours préventif – qui doit permettre au juge de surveillance de l’exécution et aux tribunaux de mettre fin à la situation contraire à l’article 3 de la Convention – et un recours compensatoire spécifique – qui doit permettre d’obtenir une indemnisation adéquate pour toute violation de la Convention portant sur un espace vital insuffisant et/ou des conditions matérielles précaires). La Cour impose ici à la Roumanie de fournir, dans les six mois, un calendrier précis pour la mise en œuvre des mesures générales appropriées. En janvier 2018, le gouvernement roumain a soumis un vaste plan d’amélioration des conditions de détention, qui ne prévoit cependant pas une voie de recours indemnitaire…
Avec l’arrêt W.D. c/ Belgique du 6 septembre 2016, c’est la question du maintien en détention dans différentes prisons belges de délinquants souffrant de troubles mentaux, sans prise en charge thérapeutique adaptée et sans recours capable de redresser cette situation, qui est jugée par la Cour sur la base d’une quarantaine de requêtes. La Cour encourage ici l’État belge à agir, dans les deux ans, afin de réduire le nombre de personnes souffrant de troubles mentaux qui ont commis des crimes ou des délits et sont internées, sans encadrement thérapeutique adapté, au sein des ailes psychiatriques des prisons, notamment en redéfinissant les critères justifiant une mesure d’internement. Une voie de recours adéquate doit également être mise en place. L’arrêt W. D. n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune décision de vérification par la Cour.
Sur un autre point, le récent arrêt Tomov et a. c/ Russie du 9 avril 2019 a permis à la Cour de se pencher sur la question des conditions de transfert entre les établissements pénitentiaires des personnes incarcérées. Selon la Cour, ces violations résultent principalement de l’application par la Russie de normes dépassées en matière de transport des détenus prévoyant notamment que certains détenus devaient être transportés dans des cabines faites de lourdes plaques métalliques placées dans les fourgons cellulaires, alors que d’autres devaient voyager de nuit dans des compartiments de train qui ne disposaient pas de places de couchage en nombre suffisant. La Cour EDH accorde ici à la Russie dix-huit mois afin de mettre en place des recours internes effectifs aptes à prévenir des violations similaires.
Concernant la question plus générale des peines privatives de liberté, l’arrêt Pethukov c/ Ukraine (n° 2) du 12 mars 2019 a abouti à ce que la Cour de Strasbourg (saisie de plus de 60 requêtes similaires) demande à cet Etat de réformer le système de contrôle des peines de perpétuité réelle, afin de garantir que dans chaque cas il soit recherché si le maintien en détention reste justifié par des motifs légitimes et peut permettre aux condamnés à de telles peines de de savoir ce qu’ils doivent faire pour bénéficier d’un élargissement.

III. Les limites et l’avenir

Le succès des arrêts pilotes Torregiani ou Varga ne doit pas faire oublier le caractère très précaire de cette technique, dont l’efficacité dépend entièrement d’une mise en œuvre loyale par l’Etat concerné. Comme la Cour EDH a eu l’occasion de le préciser, elle lui laisse en effet « le soin de faire, sous le contrôle du Comité des Ministres, les démarches concrètes qu’il estimera nécessaires pour atteindre les buts recherchés par les indications (formulées) et compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt » (Rezmives, précité, § 120).

L’arrêt Hirst c/ Royaume-Uni (n° 2) du 6 octobre 2005 (confirmé par l’arrêt Greens et a. c/ Royaume-Uni du 23 novembre 2010) a bien montré les limites de la technique : alors que la Cour a demandé aux autorités britanniques dès 2005 de modifier la législation interne portant interdiction générale de voter pour tous les détenus reconnus coupables d’une infraction, quelles qu’en soient la nature et la gravité, il a fallu attendre le 26 mars 2013 (décision Firth et a. c/ Royaume-Uni) pour que la Cour accepte de classer les 2354 affaires pendantes sur cette question, après l’adoption par le Gouvernement d’un avant-projet de loi sur le droit de vote des détenus. Ce texte n’a été finalement adopté qu’en 2018, en appliquant de manière partielle les exigences de la Cour EDH, puisqu’il se contente de prévoir que les détenus en conditionnelle et ceux purgeant leur peine dans le cadre d’un « Home detention curfew » (équivalent à une mesure de semi-liberté pour les détenus condamnés à moins de 4 ans de prison) disposent à nouveau de leur droit de voter. Pour les autres détenus, la loi prévoit seulement une obligation d’information sur la perte des droits civiques soit lors du jugement, soit lors de l’entrée en détention. Les arrêts Hirst et Greens ont surtout généré une crise politique de forte intensité entre les autorités du Royaume-Uni et le Conseil de l’Europe…
L’arrêt de Grande Chambre Ilgar Mammadov c/ Azerbaïdjan du 29 mai 2019 démontre par ailleurs que certains Etats refusent ouvertement toute exécution des arrêts pilotes : la Cour décide ici en effet de clôturer la procédure juridique ouverte par un arrêt du 22 mai 2014 (qui portait sur l’arrestation et l’incarcération d’opposants politiques), constatant l’absence totale de collaboration de l’Etat concerné, malgré plusieurs années de « dialogue politique » infructueux.

La question se pose évidemment de savoir si la France ne pourrait pas faire l’objet, dans un futur proche, d’un « arrêt pilote » la concernant. L’hypothèse est plausible, tant les mauvaises conditions de détention existant dans de nombreux établissements pénitentiaires français ont déjà été pointées à de nombreuses reprises par différents organes du Conseil de l’Europe. Ainsi le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT [3] ) a souligné que les mauvaises conditions de détention existant dans plusieurs établissements (et tout spécialement dans des Maisons d’Arrêt), peuvent constituer un traitement inhumain et dégradant [4] . La Cour européenne des droits de l’homme a elle aussi eu l’occasion de condamner la France à de très nombreuses reprises, tant en ce qui concerne les mauvaises conditions de détention (voir, inter alia, Canali, 25 avril 2013), la défaillance des systèmes de soins en prison (voir, inter alia, Mouisel, 14 novembre 2002 ; Rivière, 11 octobre 2005 ; Vincent, 26 mars 2007 ; Renolde, 16 octobre 2008 ; Helhal, 19 février 2015), le déroulement des fouilles (voir, inter alia, Frérot, 12 juin 2007 ; El Shennawy, 20 avril 2011), ou encore l’utilisation de la force à l’égard des détenus (Alboréo, 20 octobre 2011). Ces différents contentieux démontrent à l’évidence des problèmes structurels dans les prisons françaises (concernant tout spécifiquement la surpopulation carcérale et les conditions sanitaires). Il manque pour l’instant à la Cour un volume de requêtes suffisantes pour pouvoir lancer en l’espèce cette technique de l’ « arrêt pilote ».

Ressources bibliographiques


 M. AFROUKH, “La Cour européenne des droits de l’homme et l’exécution de ses arrêts”, Revue des Droits et Libertés Fondamentaux 2012, chronique n°5
http://www.revuedlf.com/cedh/la-cour-europeenne-des-droits-de-l’homme-et-l’execution-de-ses-arrets/

 E. LAMBERT-ABDELGAWAD, L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, dossiers sur les droits de l’homme n° 19, 2eme ed., 2008
https://www.echr.coe.int/LibraryDocs/DG2/HRFILES/DG2-FR-HRFILES-19(2008).pdf

 Cour EDH, « Les arrêts pilotes », fiche thématique, mise à jour janvier 2019
https://www.echr.coe.int/Documents/FS_Pilot_judgments_FRA.pdf

Pour citer cet article


Jean-Manuel Larralde, Chronique côté Cour EDH [En ligne], janvier 2019.
URL :

Auteur


Jean-Manuel Larralde
Professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie, Centre de recherches sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (EA 2132).
Voir la présentation de l’auteur sur le site de l’UFR Droit et Sciences Politiques de Caen.

Droits d’auteur


Tous droits réservés.


[1Ci-dessous « CEDH »

[2Fondée en 1949, cette Organisation internationale qui siège à Strasbourg a vocation à protéger, tant par des normes juridiques que des mécanismes de surveillance propres, la démocratie pluraliste, l’Etat de droit et les libertés fondamentales. Elle rassemble aujourd’hui 47 Etats membres (dont les 28 Etats membres de l’Union européenne), représentant plus de 820 millions de personnes.

[3Etabli par un traité du 26 novembre 1987, le CPT un organe de visite des lieux de détention (prisons, centres de détention pour mineurs, postes de police, centres de rétention pour étrangers, hôpitaux psychiatriques, et foyers sociaux, par exemple) permettant d’évaluer la manière dont les personnes privées de liberté sont traitées. A l’issue de ses visites, le CPT adresse un rapport détaillé à l’État concerné. Ce rapport (normalement confidentiel, mais que l’Etat peut rendre public) rassemble les constatations du CPT ainsi que des recommandations, des commentaires et des demandes d’information. Le CPT demande également une réponse détaillée aux points soulevés dans son rapport. Le rapport et la réponse constituent ainsi le point de départ d’un dialogue permanent avec les États concernés. Site : https://www.coe.int/fr/web/cpt/home

[4Voir, inter alia, le Rapport au Gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée en France par le CPT du 15 au 27 novembre 2015, CPT/Inf (2017) 7, https://rm.coe.int/1680707074

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